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© Vivian Pretorius

Debora Waldman : "Ce qui m’a tout de suite fascinée, c’est de faire chanter les autres par le geste."

A elles de s'exprimer ! Nous invitons une femme du milieu de la musique classique, une personnalité qui nous a touché.e.s, captivé.e.s, surpris.es, et qui nous parle de son parcours ou de l'actualité musicale. 

Des classiques au nouveau répertoire, Debora Waldman est une pionnière : première femme directrice musicale d'un orchestre national (l'Orchestre Avignon-Provence) depuis septembre 2020, elle a aussi dirigé en juin 2019 la création de la Symphonie de Charlotte Sohy, composée en 1917, avec l'Orchestre Victor Hugo Franche Comté. On la retrouvera en juin 2021 avec l'Orchestre National de France, dans un concert "compositrices" réunissant Marie Jaëll, Mel Bonis, Augusta Holmès et Charlotte Sohy.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de diriger ? La faible féminisation de ce métier ne vous a-t-elle pas découragée ? 

Ma mère est chef d’orchestre [1], en Argentine : j’ai joué naturellement dans son orchestre, tout en étant son régisseur et son bibliothécaire ! Un jour, elle m’a proposé de diriger une répétition… Et j’ai adoré ça ! Ce qui m’a tout de suite fascinée, c’est le fait de faire chanter les autres par le geste, de chercher comment arriver aux autres sans parole. 

 

Plus tard, vous avez rencontré un autre mentor en la personne de Kurt Masur : que vous a apporté cette rencontre ?

Cette rencontre a vraiment changé ma vie. Lui m’a dit de faire attention, parce que j’étais une femme, mais m’a aussi donné la force de continuer. J’essayais depuis dix ans, et j’avais l’impression que c’était impossible d’être une femme chef d’orchestre - les réticences étaient inconscientes, mais elles existaient, surtout à cette époque où les femmes chefs d’orchestre n’étaient pas aussi nombreuses qu’aujourd’hui ! Il m’a appris à ne jamais lâcher.

Et puis il m’a aussi appris que, face à un grand orchestre, on n’est pas là pour mettre les gens ensemble, mais pour insuffler autre chose. Et cet autre chose, qui est quelque chose d’indicible qui se passe entre les musiciens et le chef, c’est là le véritable rôle du chef.

 

Vous avez grandi au Brésil, en Argentine, en Israël. Pourquoi avoir choisi de vous fixer en France ? Est-ce dû à cette rencontre avec Kurt Masur ?

C’était, bien avant tout cela, un coup de foudre avec Paris, cette ville très riche en culture : quand je l’ai découverte, j’avais vingt ans et j’étais en voyage entre Israël et l’Argentine. J’y suis restée dix jours et je visitais deux musées par jour ! J’ai aussi été frappée par l’amabilité des gens : tout le monde me disait que les Français n’étaient pas aimables, mais ils étaient aimables avec moi ! 

 

On dit pourtant, parfois, que les orchestres français sont un peu difficiles…

Ils le sont ! Mais par contraste, diriger à l’étranger en devient d’autant plus facile... [rires]

 

En tant que femme, avez-vous eu des difficultés particulières à gagner ce respect de la part des orchestres ?

Peut-être au départ… Mais ce n’était pas dû au fait que j’étais une femme, plutôt parce que j’étais timide - ou en tout cas, c’est ce que je veux croire ! Avec les musiciens, cela s’est toujours bien passé. Les blocages existaient plutôt au niveau des dirigeants d’institutions, de ceux qui décidaient qui dirigerait quoi.

 

Avez-vous rencontré beaucoup de femmes chefs d’orchestre, comme vous, durant vos études ?

A Paris, nous étions deux, et ma professeure - Claire Levacher - était une femme. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la situation évolue énormément : lorsque je participe à des jurys, nous sélectionnons parfois deux femmes pour trois places ! Ma nomination à Avignon fait partie de cette évolution. Ces dernières années, il y a eu un vrai déclic.

 

Parlons donc de l’Orchestre Régional Avignon-Provence : quels sont vos projets pour la saison et comment ont-ils été recomposés par la crise sanitaire ?

J’assume mes fonctions depuis septembre 2020 et pour l’heure - je touche du bois - aucun de mes concerts n’a été annulé ! Pendant le confinement, comme il n’y avait plus aucune représentation, j’ai pu participer à la vie interne de l’orchestre, et finalement intégrer l’équipe beaucoup plus tôt que prévu. Cela a permis d’anticiper beaucoup de choses pour la saison.

 

Dans les programmes de concert de l’Orchestre pour la saison 2020/2021, vous choisissez tantôt de faire découvrir des œuvres complètement inconnues (Symphonie n°1 de Gounod), tantôt de créer des alliages qui peuvent surprendre (Haydn/Tchaikovsky). Diriez-vous que le rôle de cet orchestre doit aussi être d’étonner son public, de le prendre au dépourvu ?

Le but était plutôt d’étonner les musiciens, et de faire découvrir du répertoire à cet orchestre. 50% des pièces programmées cette saison n’ont jamais été jouées par les musiciens ! C’est énorme. J’essaie de faire des compositrices - qui, c’est sûr, n’ont pas encore été jouées - mais aussi des monuments : l’orchestre n’avait jamais, par exemple, joué la Symphonie n°7 de Dvorak ! J’ai cherché à donner un nouvel élan, non seulement en élargissant le répertoire, mais aussi en cherchant de nouvelles approches de la performance, et de nouvelles manières de jouer.

 

Vous préférez donc faire redécouvrir des œuvres qui n’ont pas été jouées, plutôt que d’essayer d’imaginer une nouvelle version d’une œuvre qui a déjà été abordée de nombreuses fois ? 

J’aime les deux ! L’un enrichit l’autre. Cette année, nous avons par exemple allié, dans un concert, Beethoven et Hérold - l’un que tout le monde connaît par cœur, l’autre que personne n’a jamais joué ! Le fait de chercher un répertoire plus “piquant” avant de pouvoir “s’asseoir” avec une œuvre que l’on connaît, ces deux attitudes sont complémentaires et m’intéressent beaucoup : il y a une écoute et une réflexion qui sont différentes, et enrichissantes pour les musiciens comme pour moi. 

 

Vous vous attachez également à faire redécouvrir le répertoire des compositrices. En 2019, vous avez fait un grand pas pour la reconnaissance des compositrices du passé en programmant pour la première fois la Symphonie de Guerre de Charlotte Sohy. Comment avez-vous pu percevoir l’intérêt de cette partition, qui n’avait jamais été enregistrée ?

En 2013, j’ai été engagée par Claire Bodin pour le Festival Présences Féminines, pour un concert consacré exclusivement à des compositrices : c’était une idée que j’ai trouvée, à l’époque, ridicule… Mais j’ai aimé la musique - je dirigeais la Symphonie n°1 de Louise Farrenc et je me disais “mais ça pourrait être du Beethoven” ! Le petit-fils de Charlotte Sohy m’a vue diriger son Thème varié : je lui ai dit que j’aimais sa musique, il m’a dit qu’il pourrait m’en envoyer davantage. Petit à petit, j’ai reçu des enveloppes avec des Lieder, un quatuor… Et un jour, cette symphonie est arrivée ! J’ai pleuré à la première écoute - sur Finale [logiciel de notation musicale, ndlr] pourtant ! - et je l’ai immédiatement appelé, je voulais la programmer. Le fait qu’il s’agirait d’une création mondiale me motivait d’autant plus, mais cela rendait la négociation avec les salles très difficile : programmer quelque chose qui n’a jamais été joué, c’est un risque. Par miracle, Besançon a dit oui, et a sauté sur l’occasion pour organiser ce concert “Ainsi soient-elles”, avec un programme entièrement féminin. 

 

Qu’avez-vous ressenti lors de la première écoute et comment abordez-vous le travail sur du répertoire inconnu avec les orchestres que vous dirigez ?

J’avais peur au départ… Mais les musiciens ont été formidables - c’est grâce à eux que les critiques ont été si positives ! Dès la première répétition, ils sont venus me remercier de leur avoir fait découvrir cette musique. A titre personnel, le travail était difficile : comment situer cette compositrice dans l’histoire de la musique, qui n’est ni l’un, ni l’autre, ni Franck, ni d’Indy ? Il fallait trouver son langage : je l’ai finalement trouvé par les sonorités, avec cette orchestration qui a une touche allemande, et par la ligne, parce que c’est une compositrice très vocale. Avec son petit-fils, nous avons aussi beaucoup travaillé sur une belle édition, qui sera donc jouée en juillet prochain !

 

Quels sont vos projets pour la suite vis à vis des compositrices, comptez-vous continuer à les défendre particulièrement ? De nouveaux ayant-droits d’autres compositrices vous ont-ils contactée ? 

Pas encore. Mais j’ai profité du confinement pour faire des recherches, entre autres avec le formidable bibliothécaire d’Avignon. Je viens par exemple de découvrir Emilie Mayer, que je ne connaissais pas du tout et dont je vais programmer la première symphonie. Mon objectif est d’inclure ces bijoux dans mes programmations, afin que cela devienne petit à petit normal.

 

Justement, vous avez donc longtemps pensé qu’un concert entièrement consacré aux compositrices serait ridicule. Aujourd’hui, avez-vous évolué sur ce point ?

Je pense qu’il vaut mieux éviter de caractériser les compositrices comme des femmes - et ne pas rapprocher Mel Bonis de Charlotte Sohy simplement parce qu’elles sont des femmes. Il faut qu’on arrive à une pluralité, hommes et femmes à la même hauteur. Les compositrices sont parfois définies comme une catégorie à part d’artistes ; alors que ce sont des pièces qui ont appartenu à l’histoire de la musique, qui ont certainement fait évoluer le langage musical - mais qui ont disparu des livres… Elles vont y revenir, c’est certain ! Montgeroult, Jaëll et bien d’autres vont retrouver la place qu’elles méritent.

 

Comment est né le projet “Femmes de légende” que vous donnerez à RF en 2021, en clôture du festival du Palazzetto Bru Zane ?

Tout est né autour de la Symphonie de Charlotte Sohy. Je voulais vraiment jouer cette œuvre avec l’Orchestre National de France - du fait de ma proximité avec cet orchestre, et aussi tout simplement parce qu’il s’agit d’un très grand orchestre français, et que jouer cette compositrice avec un orchestre de cette envergure est un grand pas. Mais il était très compliqué de convaincre les décideurs de jouer l’œuvre sans l’avoir enregistrée… Une fois que la symphonie a été donnée à Besançon, ç’a été beaucoup plus facile ! Le Palazzetto Bru Zane a alors proposé de concevoir un concert compositrices : de là sont venues les Femmes de légende de Mel Bonis, le Concerto pour violoncelle de Jaëll, qui est très rarement joué mais vraiment magnifique, et la Nuit d’amour de Holmès.

 

La juxtaposition d’écritures aussi différentes que celles de Bonis et de Holmès, pourtant peu éloignées chronologiquement, peut surprendre. Cherchez-vous, avec ce programme, à faire percevoir la multiplicité des styles des compositrices ? Comment ces oeuvres résonnent-elles entre elles ?

A chaque compositrice, son univers : c’est cela que je voudrais faire passer. Chacune est unique, chacune a son langage. Bien sûr, on a tous des références masculines : on pourrait dire qu’on entend chez Bonis un peu de Debussy, chez Sohy des résonances avec Franck… Mais je voudrais plutôt mettre en valeur l’unicité de chacune, au sein de cette même époque. 

 

Vous êtes très impliquée dans le projet Démos, entre autres géré par la Philharmonie de Paris. Quel travail effectuez-vous dans le cadre de ce projet ? Pourquoi avoir choisi de vous impliquer dans ce projet pédagogique en particulier ? 

C’est une amie qui m’a incitée à m’impliquer dans ce projet - d’abord sans me dire que les enfants étaient débutants ! [rires] J’ai participé aux tutti, une fois par mois environ, puis aux concerts finaux. Ce qui était drôle, c’était la cacophonie de la première répétition de la Symphonie “La surprise” de Haydn ! Finalement, c’était un projet plus spirituel que musical : le lendemain du premier concert, j’ai pleuré toute la journée. 

 

Cela vous a amenée à réfléchir à votre rôle de chef dans la médiation ?

Je n’ai pas du tout pensé à l’aspect médiation, uniquement à la musique, à comment leur faire faire - avec le moins de paroles possibles, en privilégiant le chant, les activités, l’intuition. J’ai suivi ce projet pendant dix ans et j’essaie désormais de monter un orchestre Démos à Avignon !



[1] L'habitude de la réaction de ComposHer est d'utiliser le féminin "cheffe", cependant nous avons conservé le masculin dans cette interview à la demande de Debora Waldman.

 

Propos recueillis et transcrits par Clara Leonardi

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