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Musique classique : entre tradition et #MeToo, de nouveaux enjeux de pouvoir

24 novembre 2019

    Né en octobre 2017 avec les accusations dirigées à l’encontre du producteur hollywoodien Harvey Weinstein, le mouvement #MeToo, ainsi que sa variante française #BalanceTonPorc, se sont propagés de manière virale sur les réseaux sociaux grâce à un hashtag simple mais efficace. La parole des femmes s’est répandue, faisant entendre des voix jusque-là peu entendues et surtout rarement écoutées. Toutefois, très vite, les limites de ce mouvement ont été soulignées par de nombreuses critiques, venues de femmes comme d’hommes : #MeToo a notamment été accusé de violer la présomption d’innocence, de ne pas tenir compte de la notion d’intersectionnalités en laissant de côté la question des femmes issues de minorités, de tomber dans l’androphobie, voire d’entraîner à la délation devant le tribunal populaire que serait Twitter, d’après un article du Canard enchaîné (1).

    Le milieu de la musique classique, bien qu’à mille lieues du cinéma hollywoodien, fait également face à cette vague d’accusations ; la position souvent dominante d’hommes chefs d’orchestre, musiciens de renom ou producteurs est mise en question par des musiciennes. Ainsi, James Levine, chef d’orchestre de longue date du Metropolitan Opera (New York), s’est vu forcé de quitter son poste en mars 2018 après avoir été accusé de comportement sexuel déplacé. 

   

    L’affaire Plácido Domingo, qui éclate le 13 août 2019 par l’intermédiaire d’un article d’Associated Press relayant les accusations de huit cantatrices et une danseuse, semble concentrer tous les éléments caractéristiques du mouvement #MeToo : les plaignantes jugent le comportement du ténor déplacé et soumettent directement au public leur plainte, sous couvert d’anonymat (à l’exception d’une d’entre elles). Avant tout jugement, le chanteur est suspendu de ses fonctions à l’opéra de Los Angeles le temps d’une enquête interne, et les nombreux festivals dont la programmation prévoyait sa participation annulent sa venue de manière préventive. Plácido Domingo lui-même a gardé le silence après une première déclaration dans laquelle il récuse les accusations de harcèlement sexuel à son encontre, mais au cours de laquelle il s’excuse également d’avoir pu blesser certaines personnes par son comportement.

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La déclaration de l’opéra de Philadelphie suite aux accusations contre Plácido Domingo (Twitter, 13/08/2019).

    La question que pose cette affaire est celle des normes en vigueur dans le milieu de la musique classique : au-delà du mouvement #MeToo à proprement parler, il semblerait que les sensibilités et les mentalités évoluent, et que l’autorité autrefois incontestée des chefs d’orchestre ou des stars du monde de l’opéra et de l’orchestre soit désormais soumise à un regard critique. Le chef d’orchestre du Staatsoper Berlin, Daniel Barenboim, en a récemment fait les frais et a dû revoir son comportement face à des accusations de harcèlement professionnel ou d’intimidation ayant provoqué une grande détresse psychologique chez certain·e·s musicien·ne·s (2). La liberté dont jouissaient les chefs d’orchestre dans leurs méthodes de travail avec leurs collaborateurs et collaboratrices se restreint au fur et à mesure que s’affirment les droits des membres de l’orchestre à un traitement humain et équitable quel que soit leur sexe.

    La même remise en question des normes et des valeurs du monde de la musique classique se lit dans les relectures d’œuvres traditionnelles du répertoire, dans une tentative de libérer les héroïnes de l’opéra des carcans d’un monde dominé par les hommes. Ainsi, une production italienne de Carmen présentée à l’opéra de Florence en janvier 2018 (3) opère une transformation sensationnelle dans la dramaturgie de l’opéra : Carmen tue son prétendant, Don José, plutôt que de mourir assassinée par un Don José fou de jalousie. Ce changement a pour but explicite de mettre en lumière les mauvais traitements subis par les femmes, certaines mourant parfois sous les coups de leurs compagnons, et témoigne de la volonté d’adapter l’opéra à un nouveau contexte culturel. L’opéra traditionnel, parce qu’il ne correspond plus aux valeurs portées par le mouvement #MeToo, et plus globalement à celles d’une société en mutation, est-il désormais dépassé ?

      C’est la question que pose la journaliste Lulu Garcia-Navarro à trois femmes issues du monde de l’opéra – les cantatrices Leah Hawkins et Aleks Romano, ainsi que la vice-directrice de l’opéra et de la programmation classique du Wolf Trap Opera de Virginie, Kim Witman (4). De cet entretien ressortent plusieurs pistes pour répondre à cette question ; si l’adaptation contemporaine de la trame de l’opéra reste bien sûr une des manières les plus explicites de mettre en lumière le décalage entre le contexte dans lequel il a été composé et le contexte actuel, une représentation classique du même opéra peut également être vectrice d’un débat sur la position et le rôle des hommes et des femmes dans la société contemporaine. Kim Witman va même jusqu’à parler "d’avertissements" adressés à notre temps par ces histoires du passé qui, en nous offrant un miroir déformant, nous poussent à réfléchir aux rapports de pouvoir entre sexes dans l’opéra actuel.

      Ainsi, l’article suggère qu’une écoute et une lecture critiques des œuvres classiques aide à comprendre la généalogie de notre société, les inégalités de traitement entre sexes et la construction de rôles genrés ; en outre, il se tourne vers le futur et ouvre des perspectives innovantes pour le monde de la musique classique en interrogeant les œuvres sous un nouvel angle. Il ne s’agit pas de mettre en doute la valeur artistique de certains monuments de la musique classique, mais bien de montrer quelle est leur actualité, c’est-à-dire de réfléchir à leur pertinence pour une société confrontée à l’émergence de nouvelles problématiques et à un changement d’échelle de valeurs. Plus qu’un simple mouvement qui mettrait fin à l’impunité de certaines figures du monde de la musique, il semblerait que #MeToo puisse également se comprendre comme une tentative de faire émerger de nouvelles formes d’interrogations et d’interprétations, à la fois sur un plan pratique et théorique.

     Au-delà des différents débats introduits par #MeToo, la question que pose l’émergence de plaintes peut s’énoncer ainsi : le comportement abusif de stars masculines du milieu de la musique relève-t-il uniquement de la sphère privée et de l’individu en dehors de son milieu professionnel ? Il nous semble que ne pas voir le lien entre toute-puissance dans un environnement professionnel et abus de pouvoir sur un plan relationnel voire sexuel serait une erreur. Il est trop facile de se contenter de dire, par exemple, que Charles Dutoit est un musicien ayant travaillé "au plus haut niveau" (5), comme l’a fait un chroniqueur du journal La Croix en réaction aux accusations à l’encontre du chef ; Charles Dutoit, comme ses collègues, a indéniablement contribué à la production musicale du demi-siècle dernier, mais cela n’excuse ni n’invalide les accusations d’agression sexuelle et de mauvais traitement psychologique dont il fait l’objet. D’abord parce que ces faits (6) ont eu lieu dans le cadre de son travail, ce qui va dans le sens d’un abus de pouvoir lié à une position dominante en tant que chef d’orchestre ; ensuite, parce que ces faits n’auraient peut-être pas eu lieu ou auraient été dénoncés, voire punis il y a des décennies si l’auteur de ces actes n’était autre qu’un chef d’orchestre à l’aura et au pouvoir largement supérieur à celui de ses victimes.

(6) L’enquête interne menée par l’Orchestre de Montréal est non conclusive concernant les accusations d’ordre sexuel ; cependant, il semblerait que les faits d’abus de pouvoir et de harcèlement psychologique face à certains de ses collaborateurs soient avérés. En outre, les accusations de victimes issues de l’Orchestre de Philadelphie ont, quant à elles, été estimées "crédibles" à la suite de l’enquête menée au sein de cet ensemble.
 
Pour plus de détails, cf. Vincent Agrech, Diapason, "Fallait-il engager Charles Dutoit à diriger l’Orchestre National de France… malgré #MeToo ?" (consulté le 18 octobre 2019).

     Contrairement à Metin Arditi, nous ne pensons pas que les questionnements impliqués par l’affaire Dutoit et l’interruption – au moins temporaire – de ses engagements relève du "politiquement correct", mais d’une étape nécessaire pour comprendre quelles sont les dynamiques de pouvoir spécifiques au monde de la musique, qui ne sont pas celles du milieu du cinéma et de l’affaire Weinstein. Il est d’utilité publique d’interroger des actes autrefois considérés comme corollaires à la position de chef d’orchestre et de définir les normes d’un comportement professionnel non abusif, de même qu’il est utile de rappeler que les femmes restent souvent sous-représentées ou victimes de discrimination dans le monde de la musique. Il ne s’agit pas, comme certaines critiques le suggèrent, de juger sans preuves ou de prendre la place du tribunal (7) – piège bien réel dans lequel ont parfois pu tomber certaines tendances du mouvement #MeToo, mais d’ouvrir un espace de débat collectif sur la place des chef·fe·s d’orchestre, sur les notions de hiérarchie et de collaboration à l’opéra comme dans un orchestre, ainsi que sur les structures d’apprentissage et de pratique de la musique en général. Ce débat doit avoir lieu dans le respect de la présomption d’innocence et des témoignages d’innombrables femmes victimes de ces abus de pouvoir, de l'humiliation quotidienne à l’agression sexuelle. S’il est fructueux, on peut espérer que le monde de la musique en sortira plus fort et capable de davantage de créativité artistique, en ouvrant de nouvelles pistes pour la lecture et l’interprétation d’œuvres du répertoire, ainsi qu’en favorisant l’émergence de nouveaux talents de tous horizons, dans un environnement de travail sain et équitable.

par Alice Lacoue-Labarthe

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